Résister à l’emprise gestionnaire sur l’université

SUD Éducation analyse depuis de nombreuses années les implications des « réformes » institutionnelles – et notamment de la loi LRU – sur les activités universitaires. Dans un précédent texte, intitulé « Un acte 2 de l’« autonomie des universités » ? », nous faisions état des pressions multiples et constantes visant à accroître l’emprise de la gestion sur l’institution. S’inscrivant dans un mouvement plus large frappant l’ensemble des services publics, la diffusion du nouveau management public participe de cette violence gestionnaire s’abattant sur les salarié.es et les collectifs de travail. Bien documentée dans de nombreux secteurs d’activités, la souffrance et la perte de sens au travail commencent à faire l’objet d’une attention particulière à l’Université, comme l’atteste la publication de textes précurseurs (ici ou ) ou de récents appels à contribution ( ou ici). À l’Université de Caen Normandie, l’Observatoire des Conditions de Travail lancé par SUD Éducation participe de cette tendance à analyser l’évolution des conditions d’exercice de nos métiers.

Depuis le passage aux Responsabilités et Compétences Élargies (RCE) en 2010, qui transfèrent la gestion du budget et du personnel aux établissements, l’Université de Caen Normandie s’est dotée des instruments du gouvernement par la performance, figure centrale du nouveau management public. Dernier dispositif en date, la généralisation des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) signés entre les directions de composante et la Présidence de l’Université. Si le pilotage des activités universitaires par des indicateurs de performance n’est en rien une nouveauté, la signature des CPOM constitue néanmoins une étape supplémentaire de la conversion managériale et entrepreneuriale des collectifs de travail, qui prolonge le tournant gestionnaire engagé par les équipes dirigeantes successives depuis une décennie. Afin d'accompagner ce mouvement, la formation professionnelle proposée aux agent.es d'encadrement ces dernières années tend à diffuser et à normaliser cette perspective managériale.

 

L’introduction du gouvernement par la performance dans le projet d’établissement de l’UCN

Ce tournant dans le gouvernement de l’Université de Caen Normandie se retrouve dans le projet d’établissement, feuille de route politique de la direction pour la durée du mandat. Durant la période 2012-2016, le document annonce que, dans le cadre du passage aux RCE, l’établissement « poursuivra la modernisation et la professionnalisation de sa gouvernance afin d’exercer un pilotage performant et de dégager des marges de manœuvre ». Ce processus passera par une simplification de son organisation interne au regard « du très grand nombre de composantes organisées suivant une logique ‟facultaire” » et l’instauration d’un « dialogue de gestion, structuré entre le centre et les composantes et destiné à assurer l’appropriation de la politique pluriannuelle de l’établissement par la communauté ». Afin de mener à bien ce chantier organisationnel, le projet d’établissement prévoit la création d’une cellule d’aide au pilotage au sein de la Direction Générale des Services et le développement d’un « système d’information centralisé, fiable et cohérent », considéré comme un élément clef de la gouvernance de l’université. Le document de politique générale dessine également la vision globale de Gestion des Ressources Humaines. Il s’agit de « développer une approche par les compétences par la mise en place d’outils de GPEEC [Gestion Prévisionnelle des Effectifs, des Emplois et des Compétences], par une approche qualitative et pluriannuelle de son potentiel, et à optimiser l’ensemble de ses fonctions supports et de soutien ».

Pour la période 2017-2021, le projet d’établissement de l’Université de Caen Normandie, contenu dans le volet spécifique du contrat de site « Normandie Université », s’inscrit explicitement dans la continuité de la mandature précédente. Il s’agit de poursuivre la « modernisation de la gouvernance » et la « professionnalisation du pilotage » de l’établissement, à travers la réduction du nombre de composantes, le renforcement du pilotage et le développement des indicateurs de performance. La cellule d’aide au pilotage, en lien avec la Direction des Ressources Humaines, développera « des outils de prospective en matière d’emploi et de budget » à destination de l’équipe de direction et du Conseil d’Administration. Le document insiste sur le fait que « [l]e resserrement en cours du nombre de structures permettra de passer d’un échange, aussi approfondi soit-il, à un pilotage partagé avec les directeurs de composantes, associés réellement à la mise en œuvre de la stratégie de l’établissement ». En parallèle de cette transformation organisationnelle, le projet d’établissement s’attachera à « [l]a mise en place de formations, notamment sur le pilotage des ressources humaines et des organisations, auprès des directeurs de composantes et responsables administratifs ».

En lien avec la dé-syndicalisation des équipes dirigeantes, ce tournant gestionnaire dans le gouvernement de l'établissement renforce le contrôle des composantes par l'administration centrale à travers l'imposition des normes de performance dans l'organisation des activités pédagogiques et scientifiques.

L’actuelle équipe dirigeante a fait le choix d’élaborer le projet d’établissement pour la période 2022-2026 en sollicitant la participation des agent.es à travers deux outils : l’un de consultation et l’autre de proposition, contenus sur le site « jeparticipe ». En cours d’analyse, les résultats de ce dispositif pourront éventuellement alimenter les 6 axes de l’orientation politique de l’UCN.

Les propositions des agent.es, qui s’ajoutent à celles officielles de la direction, sont néanmoins soumises à des critères de faisabilité. Entre autres motifs, il est indiqué qu’une proposition ne sera pas retenue si l’établissement ne dispose pas des « moyens nécessaires pour [la] mettre en œuvre (...) sur la durée du projet ou à plus long terme ». Les contraintes (budgétaires) ne sont donc pas loin et rappellent les critiques déjà anciennes portant sur la démocratie participative, qui donne l’illusion aux individu.es de pouvoir infléchir les processus de décision. Outre le fait que les concepteurs de ces dispositifs conservent en dernière instance le pouvoir de sélectionner ce qui relève de l’acceptable, ces outils peuvent en effet fonctionner comme des espaces d’inculcation des normes dominantes et de domestication de la contestation.

Dans les 6 axes stratégiques, il n’est plus question de « modernisation de la gouvernance » ou de « professionnalisation du pilotage » - ces processus sont vraisemblablement achevés et jugés satisfaisants -, mais l’un des chantiers s’intitule « Travailler et s’épanouir à l’université ». Outre les contributions d’ordre général qui visent à développer la participation à l’université, la majorité des propositions est centrée sur les perspectives de carrière des agent.es et quasiment aucune d’entre elles n'interroge l’organisation collective du travail. Significativement, la seule proposition officielle s’en rapprochant le fait sous l’angle du « cadre de vie ». Il n’est cependant pas évident que la priorité soit aujourd’hui dans l’amélioration du mobilier ou de la décoration des locaux. Deux contributions de collègues évoquent en revanche les rapports hiérarchiques ou les mécanismes de médiation des conflits au sein de l’établissement. Sujets épineux mais qui ont le mérite de réinscrire le travail dans ses dimensions collectives et conflictuelles.

Si l’on souhaite réellement penser le travail aujourd’hui à l’université, il faudrait pouvoir mettre en débat le gouvernement par la performance ainsi que la diffusion des logiques gestionnaires et des techniques managériales dans l’établissement. La tendance ne semble pas aller en ce sens...

 

Les CPOM, un cran supplémentaire vers une université managériale et entrepreneuriale

Les directions de composantes doivent dorénavant signer un Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens (CPOM) avec le Président de l’Université, contrat qui « définit les objectifs stratégiques de la composante, en lien avec ceux de l’établissement ainsi que la performance attendue ». Conclu pour une durée de quatre ans, ce document, qui s’appuie sur un diagnostic de la composante, définit les obligations de chacune des parties contractantes : la direction s’engage à réaliser les objectifs contenus dans le CPOM quand l’université se limite à accompagner la mise en œuvre du contrat sans plus de précisions. Devant s’inscrire dans le projet d’établissement, les résultats de la composante seront évalués par la Délégation d’aide au pilotage et à la qualité (DAPEQ) et devront faire l’objet d’un bilan remis à la direction de l’université.

 

À l’image des contrats signés entre l’État et les universités à partir des années 1980-1990, qui visaient à instituer les Présidences comme interlocutrices privilégiées du ministère face à l’autonomie professionnelle des composantes, les CPOM vont reproduire ce processus de « présidentialisation » à l’intérieur des établissements, réduisant l’autorité des instances de délibération et de décision des composantes au profit d’un dialogue entre le.la directeur.trice et l’administration centrale / le.la Président.e. Cela dit, les CPOM parachèvent, en le formalisant, le pilotage des composantes par l’administration centrale à travers les dialogues de gestion. Déjà esseulées dans ces espaces d’inculcation des contraintes budgétaires et des normes gestionnaires, les directions de composantes devaient batailler à armes inégales pour défendre l’attribution de moyens face aux indicateurs de performance produits par l’administration centrale. À cette relation asymétrique s’est ajoutée à partir de 2016 l’accompagnement des directions par les Directions Administratives de Composantes (DAC), conçues par la précédente DGS comme des courroies de transmission du contrôle gestionnaire des composantes, alors même que nombre de ces agent.es n’envisagent pas leur métier ainsi et sont attaché.es à leur collectif de travail.

La nouveauté des CPOM réside principalement dans la formalisation d’objectifs à atteindre que les composantes devront respecter. Bien que le contrat soit signé par la direction, l’ensemble du collectif de travail sera tenu par les engagements « librement » définis et consentis, d’autant plus que l’obtention de moyens sera conditionnée aux résultats obtenus et évalués suivant des critères de performance. Et l’administration centrale veillera au grain. Rattachée à la Direction Générale des Services, la DAPEQ occupe une position centrale dans l’application de l’« autonomie » gestionnaire, responsable de la production et de l’évaluation des indicateurs de performance guidant le pilotage des composantes. Peu légitime dans la définition des finalités pédagogiques et scientifiques, ce service s’appuie sur une batterie d’indicateurs chiffrés avec en toile de fond une logique comptable. Le CPOM renforcera la tendance bureaucratique bien connue maintenant où l’on passe plus de temps à justifier l’utilisation du peu de moyens à notre disposition qu’à réaliser les activités pour lesquelles on a été embauché à l’université. En plus de favoriser l’intériorisation des normes gestionnaires, cette contractualisation facilitera le classement et la mise en concurrence des composantes qui devront fonctionner comme de petites entreprises sur un marché interne des dotations universitaires. Se pose enfin la question des conséquences pour les composantes si les engagements intégrés aux CPOM devaient ne pas avoir été réalisés en fin d’exercice. Toute composante « défaillante » se verra-t-elle sanctionnée par (le maintien) des gels de postes, cette conséquence étant en fait souvent la cause des dysfonctionnements organisationnels du travail dans les composantes ?

 

Le management, une constante dans la formation professionnelle

La formation professionnelle constitue un puissant instrument de transformation des administrations publiques, étant donné que ces activités véhiculent des valeurs et des représentations et diffusent des règles et des normes qui doivent guider la conduite des agent.es. Sans omettre l’intérêt et la pertinence de nombreuses sessions dans les programmes, il est possible de repérer un changement d’orientation dans le contenu des formations s’attachant à la gestion du personnel à l’Université de Caen Normandie. La diffusion des méthodes de management est repérable dans le volet portant sur « L’amélioration continue du pilotage des Ressources Humaines et des organisations » des plans de formation entre 2016 et 2020. L’édito du plan rédigé par l’ancienne DGS rappelait d’ailleurs que la formation professionnelle était un axe stratégique de la politique de l’établissement et de la gestion des ressources humaines.

Durant la mandature précédente, l’UCN a connu une inflation des formations visant à remodeler l’organisation du travail. Si le programme antérieur proposait seulement de connaître les principes du management, le plan de 2018 se donne entre autres objectifs de « Renforcer les compétences managériales des équipes de directions et des agents en situation d’encadrements ». Deux sessions sont ainsi programmées : l’une portant sur le « Management zen et coopératif », l’autre invitant à « Se positionner comme manager ». En 2019, il s’agit de « Former et développer les compétences des managers de proximité », formation reconduite en 2020, à laquelle s’ajoute une présentation des « Fondamentaux du management » au personnel d’encadrement. À ces moments explicitement engagés dans la transformation managériale de l’administration universitaire s’ajoutent des formations complémentaires et récurrentes, toujours dans le volet dédié au pilotage des ressources humaines et des organisations, ayant trait à l’animation des équipes1 et à la gestion des conflits2 et dont le contenu renvoie directement aux principes managériaux.

Les formations au management sont menées par des prestataires extérieurs et plus rarement par des enseignant.es ou chercheur.es de l’université et articulent sur plusieurs jours des enseignements théoriques, des mises en situation, des partages d’expériences et des moments d’autodiagnostic. En dépit de la diversité des approches, l’objectif est de façonner le positionnement des managers vis-à-vis de la direction et surtout des équipes sous leur responsabilité, de faire connaître le fonctionnement et l’animation d’un groupe (y compris en s’intéressant aux compétences voire aux singularités des individus), et de transmettre les méthodes et les outils du management, avec un regard appuyé sur les techniques de communication et de gestion des conflits. Dans les formations complémentaires, la session « Motiver et animer une équipe » invite le stagiaire à « Devenir un manager leader » au sein d’une équipe conçue dans une « approche système », tandis que celle portant sur la gestion des conflits incite les participants à connaître les mécanismes à l’œuvre dans les situations conflictuelles et à apprendre à communiquer autrement pour prévenir et gérer les conflits.

Dispositif stratégique de transformation de l’université, la formation professionnelle cible ces dernières années l’enrôlement des agent.es d’encadrement afin de leur faire acquérir les dispositions de manager.e et de les amener à gérer les équipes administratives suivant les préceptes managériaux, dont la pacification des relations de travail semble être une caractéristique majeure. Avec cette attention portée sur la gestion des conflits, l’institution se concentre sur les symptômes des tensions entre collègues et en élude les causes, au premier rang desquelles les facteurs psychosociaux de risque au travail, pourtant largement reconnus et documentés3. Visant à pallier la compression de la « masse salariale », le management véhicule plus largement une conception individualisante et psychologisante du travail en approfondissant l’atomisation et la soumission des salarié.es.

Le Plan de formation 2022 élaboré par l’équipe actuelle montre une relative continuité en matière de gestion du personnel, plus particulièrement à destination des agent.es d’encadrement. Dans l’axe 3 intitulé « Gouvernance, outils de pilotage et management – Gestion de projet », deux sessions sont programmées afin de « Se positionner comme encadrant », dont l’un des objectifs est de responsabiliser son équipe « en évitant les conflits et la résistance au changement ». Deux autres sessions visent à façonner le rôle d’encadrant : l’une (à distance) développe « les compétences des managers de proximité » et l’autre aborde le management à distance en situation de télétravail. Les formations à la gestion des conflits et à l’animation d’équipe sont également reconduites. Inflexion notable, un peu éloignée des questions de management et d’organisation du travail (quoique...), le plan de formation 2022 montre une augmentation des sessions visant la pédagogie. Plus particulièrement, plusieurs formations se proposent d’accompagner la dématérialisation des enseignements et leur ludification (ou gamification pour les anglophones), sans oublier l’incitation à délivrer des « open badges », reflétant en cela une continuité des dérives comptables et du culte de la performance.

Étant donné que la gestion et le management relèvent de décisions politiques, il devrait être possible de mettre en débat la diffusion de ces dispositifs et leurs effets sur les collectifs de travail et les activités universitaires afin d’envisager d’autres modes de relations entre agent.es mais aussi entre composantes et administration centrale.

 

Pour un service public de l’enseignement supérieur et de la recherche démocratique et égalitaire !

 

SUD Éducation – Solidaires

 

1 « Animer une équipe » en 2017, « Réussir ses réunions » en 2018, « Conduire une réunion » en 2019 et « Motiver et animer une équipe » en 2020.

2 Les plans de formation 2017 et 2018 proposent de « Mieux communiquer pour prévenir les conflits » tandis que celui de 2019 invite le personnel à une session intitulée « Analyser les situations conflictuelles » et celui de 2020 à « Repérer et anticiper les situations conflictuelles ».

3 Le rapport du collège d’expertise sur les risques psychosociaux présidé par le sociologue Michel Gollac liste ces facteurs : intensité et temps de travail, exigences émotionnelles, autonomie et marges de manœuvre, rapports sociaux et reconnaissance au travail, conflits de valeurs, insécurité de la situation de travail.

 


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